La candeur d'un instant

« Le 19 d'un mois comme les autres.

Le Papamaman n’est plus très loin. Je l’entends, je le pressens. Je l’imagine qui gratte les cloisons mitoyennes de mes quatre murs, tard le soir, dans l’espoir –peut être- d’y creuser un trou et de glisser jusqu’à moi. Le Madousse, lui, se tient relativement en retrait. Peut être craint-il le Jericho que j’ai là, caché sous l’oreiller. Je ne sais pas.

Tôt ce matin, j’ai été convoquée par le chef Dane. A l’entendre il ne remettait pas en doute mon « intégrité mentale » comme il dit, mais j’ai bien vu que quelque chose n’allait pas. Peut-être une trace de déception dans ses reproches. Il m’a demandé d’effectuer toute une batterie de tests pour « mettre à jour mon dossier médical qui stagne ».

Je n’ai pas de dossier médical.

J’ai perdu une troisième chaînette, ce doit être ça. Oui, ce doit être ça. J’espère que ce n’est que ça. Juste ça. Cette petite chose là. Cette toute petite chose qui ne demande guère d’attention. Il faut tout simplement que le chef Dane se rende compte. Oui, qu’il se rende compte. Compte que je n’ai pas fauté, et que ce décès là n’est pas grave. Ce n’est pas grave. Ce n’est pas grave. Pas grave. Pas grave… grave. Ce n’est pas comme si j’avais tué un humain.

Faut-il que je présente des excuses à la famille du cadavre ? – les longs-crocs n’ont pas de famille-. C’est étrange. C’est dur. C’est incontrôlable. Cette répulsion viscérale qui pousse à presser la détente et à cribler ces jolis corps de balles, sans préavis. Sans laisser de secondes chances. J’ai essayé. Essayé de les épargner, parce qu’après tout, ils ne sont pas bien différents des nôtres. Faibles. Mais je n’ai pas pu. Il y a cette chose, toute au fond de mes entrailles qui m’empêche d’éprouver de la compassion.


Devenir une traqueuse n’était pas ma vocation. J’en suis certaine. Je le sais. Mes mains étaient douces. Mais ils ont vu loin, et j’ai besoin d’oublier. Vous êtes la tête, vous êtes le cerveau. Je suis vos yeux, je suis votre corps. »